mardi 31 mai 2011

YOUM, le Cheval qui lisait avec ses narines (2011)

"La Vie est un Rêve à dormir debout.
Ainsi se produisent d’étranges événements qui, soudain, déchaînent ou dérèglent comédie médiatique. C’est l’incroyable irruption d’un poulain sachant lire, faisant délirer les experts de tout poil. Ou le sombre projet de technocrates ayant décidé, semble-t-il, de raser le Mont blanc pour faciliter le flux tendu des entreprises. Sans parler du terrible Virus littéraire qui, foudroyant les lecteurs cultivés, devait engendrer une mémorable crise de l’édition. Ou encore, de la rébellion légendaire des forêts contre les autoroutes meurtrières, menée par le Fils de l’Arbre en personne…."


Telle est la présentation du livre d’histoires « dissidentes », que publient ce 6 juin 2011 les éditions Parangon, et que j’ai écrites dans le sillage des fables de L’Arbre migrateur. Le titre du recueil est aussi celui du premier récit.
En voici un extrait où il s'avère que le poulain Youm, qui lit en plongeant ses naseaux dans les pages, inspire au public une mode nouvelle qui consiste précisément à « youmer » :

"Youmer, c’était à la fois humer et brouter les pages et les mots, en allant rapidement d’une feuille à l’autre, parfois même en se contentant d’un rapide coup d’œil ou de nez sur le début, le milieu ou la fin du bouquin. S’adonner dans le désordre à ce nouveau plaisir de lire fut aussitôt jugé « tendance ». Chacun crut devoir apprendre à youmer, en oubliant même le poulain qui en inspirait la mode.

"En bord de mers à requins comme aux sommets des montagnes à vaches, sans parler des diverses stations touristiques, tous les publics, des moins vieux aux plus jeunes, youmèrent follement, le walkman à l’oreille, sur des rythmes plus ou moins jazzés. On s’aperçut qu’on lisait ainsi beaucoup plus vite.


"Fréquenter les libraires redevint un sport prisé : un lecteur sachant "youmer" parvenait à saisir l’essentiel d’un bouquin en quelques minutes, sans avoir à débourser le moindre picaillon.
Les étudiants s’emparèrent de cette pratique, qui allégeait considérablement les lourds programmes de concours. À la question rituelle des examinateurs : « Avez-vous lu cette œuvre ? », les candidats disposaient enfin d’une réplique infaillible : « Non, mais je l’ai youmée… »

"La mode du « youm » révolutionna bientôt toute la profession du livre. Finis les emballages : le client devait pouvoir youmer les textes en y fouinant le museau, pour peu qu’il se limite à quelques secondes. Finie la tyrannie du visuel : place à la dictature de l’olfactif. La composition des pâtes à papier et les qualités des encres durent se plier aux logiques du marketing et aux exigences des odorats.

"Même bouleversement au sein des comités de lecture. Il ne fut plus question de faire lire attentivement les ouvrages par des lecteurs érudits ou esthétiquement qualifiés. Des panels représentatifs de consommateurs culturels remplissaient cet office, au cours de séminaires où chacun pouvait youmer une quinzaine – voire davantage – de manuscrits à l’heure. Plus que jamais, les grands éditeurs se reconnurent à leur flair. Pour bien choisir, il fallait avoir le nez creux. Les poils de nez dépassant les narines étaient considérés comme un « plus ». Et l’on peut assurer que la reine Cléopâtre, si elle se fût lancé dans l’édition, toute la face du monde des lettres en eût été changée.

"Les jurys littéraires n’échappèrent pas à la mode, leurs membres trouvant là une façon enfin rapide et opérationnelle de sélectionner les meilleures parutions. C’est en youmant des volumes, entre des plats exquis, que d’éminents convives élurent désormais le fameux prix Goncourt.

"L’acte d’écrire, faut-il le souligner, en fut lui-même modifié. Non contents d’avoir à humer leurs manuscrits à mesure qu’ils rédigeaient, les écrivains en mal de publication devaient fournir, avec leur curriculum vitae, une photo de profil faisant état d’un appendice nasal conséquent, en vertu du préjugé selon lequel la capacité de sentir se mesure à l’ampleur des narines. »

F.B.

Aucun commentaire: